Le droit indien en marche,
David Annoussamy, Société de législation comparée, 2001

[Cette analyse de Roland Bouchet, aimablement transmise par le Centre d'information et de documentation sur l'Inde francophone, C.I.D.I.F, est extraite de "La Lettre du CIDIF" d'avril 2002 (supplément à l’occasion de la signature du livre de M. David Annoussamy le 29 avril 2002 )].

Il s’agit certainement d’une première : voici, en effet, un livre écrit directement en français, pour le public français, par un haut magistrat indien, que les lecteurs de la Lettre du CIDIF connaissent bien. Le sujet et la maison d’édition pourraient laisser penser qu’il s’agit d’un ouvrage destiné à des spécialistes du droit. Ces derniers sauront, certes, l’apprécier, mais c’est aussi à une audience beaucoup plus large que cet ouvrage s’adresse et d’abord à tous ceux que les problèmes de l’Inde ne laissent pas indifférents. C’est dire que tous les adhérents du CIDIF devraient s’empresser de le lire et de le garder à portée de main pour revenir y puiser telle information ou réflexion.

Civilisation plusieurs fois millénaire, l’Inde est à l’origine, en Occident, de publications innombrables qui, depuis le XVIIe siècle, tentent de la décrire et de l’expliquer. Si, en tant qu’Etat-nation de création récente, le pays suscite toujours une grande production de livres qui poursuivent les mêmes objectifs, celui de David Annoussamy présente une originalité certaine, celle d’appréhender la vie indienne actuelle par son droit entendu au sens large, dans ses fondements, son organisation, ses transformations, son emprise imprévue dans la vie politique et son rôle peut-être essentiel dans le maintien de la conscience nationale.
L’auteur nous rappelle ou nous fait connaître les sources du droit indien et son évolution du droit hindou au droit moderne. Les codes anciens ont pour fondement le dharma, ensemble de règles morales qui régissent le genre humain et qui ont pour objet la préservation d’une société fortement hiérarchisée. Ces règles qui ne sont pas destinées à toute la population, mais à une certaine élite, sont très structurées et présentent une grande logique dans les principes et une grande souplesse dans l’exécution, souplesse qui trouve sa justification dans la coutume.

L’intermède colonial a servi de pont entre le droit hindou et le droit moderne. En effet, la puissance coloniale a pris en charge la gestion de la justice dans un pays qu’elle connaissait mal. Cette puissance a voulu codifier les règles existantes, les principes et les coutumes, et les lettrés indiens consultés appartenaient évidemment aux castes qui avaient accès aux textes sanscrits et dont l’intérêt juridique rejoignait d’abord celui de leurs privilèges. La méconnaissance des réalités du pays par le colonisateur conduisit celui-ci à étendre, par exemple, ce nouveau code dans l’Inde du Sud, pays dont le droit était alors coutumier et non hindou.
Malgré des erreurs de ce genre, la période coloniale a laissé des traces dans ce qui allait devenir le système judiciaire actuel, comme la possibilité de porter devant la justice un différent avec l’autorité administrative, la prééminence, dans la législation, de la personne humaine sur les hiérarchies sociales. La constitution de l’Union indienne a, en quelque sorte, entériné ce mouvement en marquant une aspiration à une transformation sociale vers le règne de l’égalité pour tous. Cette constitution, l’une des plus longues du monde et qui a enregistré 80 amendements en un demi-siècle, s’inspire de la déclaration des droits de l’homme dont elle a fait sa clef de voûte.
Rien n’est toujours très simple en Inde et là, pas plus qu’ailleurs, un texte, aussi prestigieux soit-il, ne peut changer en un instant une réalité sociale millénaire. Depuis l’indépendance, on peut observer une tension dans la vie judiciaire du pays entre un droit aboli que la population continue à suivre et un autre droit qui cherche à l’évincer avec le sceau du mandat populaire. Par ailleurs la montée en force du pouvoir des Etats de l’Union et l’indépendance affirmée de la magistrature, notamment dans les hautes cours et à la Cour Suprême, ont donné à cette dernière un rôle que les constituants eux-mêmes n’avaient sans doute pas envisagé. L’inconstitutionnalité d’une loi peut être soulevée devant toute juridiction à l’occasion d’une procédure et c’est la Cour Suprême qui tranche en dernier ressort, en prenant appui sur les droits fondamentaux inscrits dans la Constitution. On assiste presque, dans certains cas, à une “judiciarisation“ de la vie politique.

C’est à une véritable saga du système juridique indien que nous convie David Annoussamy qui allie à un savoir encyclopédique le don d’exposer clairement et de raconter, et même de conter, une matière qui, sous sa plume, abandonne son austérité pour montrer une Inde vivante, en marche, comme son droit. On découvrira avec plaisir Mariadi Ramane, un personnage en partie mythique, mais peut-être réel, dont les histoires constituent des contes bien connus dans la littérature tamoule, mais, semble-t-il, jamais traduits dans une langue occidentale. Or, les aperçus donnés sur ces histoires laissent supposer qu’il y a là matière à des recueils passionnants et peut-être à des œuvres du type des Aventures du Juge Ti que Robert van Gulick a écrit avec tant de talent sur un magistrat chinois du IXe siècle.
Le droit indien en marche, s’il fait référence au droit ancien, nous conduit rapidement à la situation actuelle qui est exposée dans toutes ses lumières et avec ses ombres. A la fin de chaque chapitre, une conclusion apporte un point de vue ou une remarque où transparaît l’humour et la malice de la sagesse de l’auteur. L’ouvrage est divisé en deux parties bien équilibrées : les aspects généraux et les thèmes particuliers. La deuxième partie est une illustration des aspects généraux et fait le point sur nombre de problèmes de l’Inde moderne, aussi bien sur le régime politique que sur les efforts pour supprimer dans les faits le système des castes ou tout au moins en atténuer les effets pervers, la réglementation de l’urbanisme, le mariage, etc.…Ce tour d’horizon se termine par une exposition de la personnalité juridique de l’idole à qui la Cour Royale de Londres avait reconnu, dans une affaire jugée dans les années 1980, la capacité d’ester en justice ! Exotisme, obscurantisme aurions-nous tendance à nous exclamer. Pas du tout. L’auteur fait la preuve que cette notion de personnalité de l’idole rejoint celle de fondation avec laquelle elle se confond. Car, ne l’oublions pas, l’Inde est une république laïque.

Ce livre nous apprend beaucoup et nous apporte un grand plaisir de lecture. N’est-ce pas deux bonnes raisons pour l’avoir dans sa bibliothèque ?
         Roland Bouchet