THAÏLANDE LA RÉFORME DES COLLECTIVITÉS LOCALES ET LES CRISES DE L'AUTOMNE 1994 UNE BRÈVE ANALYSE DE LA PRESSE THAÏLANDAISE DE LANGUE ANGLAISE (Rémi Perelman, février 1995) La loi sur la réforme des collectivités locale |
En octobre 1994, le "Tambon Council Bill", adopté en première
lecture par la Chambre des Députés le 20 juillet 1994, semblait
pouvoir être promulgué sans difficulté excessive après
examen à l'automne par le Sénat. Rappelons que cette loi
était destinée à transformer progressivement les tambons
traditionnels ou "sous-districts", dès lors que leurs ressources
propres atteindraient 150.000 bahts/an ?30.000F env.- pendant trois exercices
budgétaires consécutifs, en "Tambon administrative organizations",
TAO, dotés de l'autonomie financière et de la capacité
à établir leurs propres plans de développement. Le
Sénat ne s'interrogeait sérieusement, semblait-il, que sur
deux questions, l'une relative aux modalités du financement des
nouveaux tambons, l'autre sur le détail de la filière hiérarchique
dont relèveraient leurs responsables.
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On se rappelle qu'à cette époque également, le Gouvernement était secoué par le renouvellement de l'équipe des ministres appartenant au Palang Dharma du général Chamlong, membre minoritaire de la coalition au pouvoir, portant notamment des personnalités du monde des affaires, non élues, à des postes ministériels, la plus critiquée des propositions étant celle de nommer ministre des affaires étrangères le magnat des télécommunications thaïlandaises, Thaksin Shinawatra. Ce remaniement, qui portait le général Chamlong à l'un des postes de vice-Premier ministre, avait vivement préoccupé le général Chavalit Yongchayudh, Ministre de l'intérieur, qui, en tant que chef du New Aspiration Party, avait été par contrecoup, mis dans l'obligation de modifier sa propre équipe. On se rappelle également que c'est le général Chamlong qui était parti en guerre contre l'instauration des nouveaux tambons, considérant que la voie la plus efficace pour asseoir la démocratie passait par l'élection des gouverneurs. Dans un passé récent, il avait été lui-même été gouverneur de Bangkok. Fort populaire, il avait acquis une réputation d'honnêteté intransigeante, fondée sur un bouddhisme militant au point de prêter à controverse, qui l'avait porté au front des démocrates lors des événements de mai 1992, face au pouvoir en place. Le gouvernement de Chuan Leekpaï s'était à peine
remis de cette crise interne, mais largement commentée par la presse,
qu'une seconde secousse l'ébranlait au point de provoquer le 8 décembre
1994, le départ du général Chavalit et du remplacement
de sa formation politique par celle du chef de l'opposition, l'ancien Premier
ministre Chatichai Choonhavan, leader du Chat Pattana Party, évincé
par une junte militaire en février 1991, invité à
venir au sein de la coalition pour éviter la paralysie du gouvernement
et éloigner le spectre de nouvelles élections.
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Le point de départ : un ambitieux projet de Loi d'amendement de la Constitution (Constitutional Amendment Bill), initialement proposée par l'opposition, en cours d'examen au Sénat vers la mi-octobre, en vue notamment, de renforcer les dRoits des citoyens et la liberté de la presse, de modifier les élections à la Chambre des députés et au Sénat, de créer un tribunal administratif, de réduire les liens d'affaire des élus et, enfin, selon les articles 198 et 199, de pourvoir aux emplois "d'administrateur" des collectivités locales (les tambons) par voie d'élection, tendant à imposer une modification du "Tambon Council Bill". Les implications correspondantes se révélant soudain plus sensibles et complexes que prévu, ce point a très vite polarisé un vif débat entre la majorité du gouvernement, pressée de rénover la Constitution, et le général Chavalit, faisant siennes les préoccupations des "kamnans" (chefs de tambons traditionnels) et chefs de village, peu enclins à se soumettre aux incertitudes d'une élection et de risquer ainsi la perte de leurs indemnités (de l'ordre de 6.000 bahts/mois - 1200 F env., à comparer au salaire moyen enregistré en 1991 de 700 F/m). L'article 198 de cette proposition de loi stipule l'élection
des membres de l'administration du tambon à tous les niveaux (l'article
199 précise les modalités de ces élections : directes,
au scrutin secret), alors que le "Tambon Council Bill" en prévoyait
seulement la nomination (appointment) par l'organisation administrative,
voire même la désignation d'office pour les kamnans et chefs
de village en place lors de la promulgation de la loi. Au risque de passer
pour un adversaire de la politique gouvernementale de décentralisation,
le Ministre de l'intérieur, tout en se défendant d'être
hostile au principe de l'élection des "rural leaders", se déclarait
surtout préoccupé par l'organisation et le coût d'élections
généralisées, destinées à pourvoir des
dizaines de milliers de postes. De plus, il considérait comme insuffisante
la période de quatre ans prévue par les textes pour organiser
les nouvelles élections locales et mettre le "Tambon Council Bill"
et l'ensemble de ses implications au sein de l'appareil législatif
(environ 25 lois, dont celles qui régissent l'Administration métropolitaine
de Bangkok…) en conformité avec le projet de loi d'amendement de
la Constitution et souhaitait la porter à 6 ans. Arguments rejetés
par des représentants du Palang Dharma, déclarant que les
élections locales pouvaient fort bien être organisées
en deux ans. Au total, en faisant campagne contre l'adoption de ces deux
articles, notamment, bien qu'il en ait rejeté l’accusation, en encourageant
des manifestations de kamnans en province et à Bangkok et en menaçant
de demander un vote sans consigne (contrairement à la discipline
de vote requise au sein de la coalition lorsqu'il s'agit de Constitution)
et de retirer ainsi l'appui du New Aspiration Party, NAP, second parti
en importance, au texte défendu par la coalition, il déclenchait
une crise gouvernementale, accompagnée de répercussions sur
la Bourse de Bangkok et obligeait le Roi a lancer un appel à l'unité.
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Il y a plusieurs années, ce genre de situation aurait probablement
abouti à un coup d'État, un général renversant
le gouvernement pour prendre la tête d'une nouvelle équipe.
Il n'en a rien été cette fois, ce qui tendrait à prouver
à la fois la souplesse du Premier ministre en exercice à
mi-parcours seulement de son mandat de quatre ans , l'ascendant du gouvernement
civil sur l'Armée et, au total, bien que récemment acquis
et apparemment fragile, un développement significatif du débat
démocratique pour régler les problèmes de société.
La Bourse saluait d'ailleurs par un gain de 2% la prouesse du Chef du gouvernement
au lendemain de l'entrée du Chart Pattana dans la coalition, lui
apportant une majorité plus solide qu'auparavant (201 sièges
sur 360, au lieu de 194), malgré les complicités de ce parti
avec les militaires et une réputation de laxisme à l'égard
de la corruption, voire de l'argent de la drogue. À l'inverse, l'occasion
était inespéré pour ce parti ambitieux de se donner
une nouvelle image auprès d'une société désormais
plus sensible aux valeurs démocratiques.
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Un débat politicien s'est instauré sur cette querelle,
à moins qu'il n'en ait été l'inspirateur. Le vice-ministre
de l'intérieur, Suthas Ngernmuen, du Democrat Party, en notant que
le processus de décentralisation n'impliquait pas automatiquement
l'élection des administrateurs locaux à tous les niveaux,
sous-entendait qu'on faisait un mauvais procès au général
Chavalit en l'accusant d'être un ennemi de la décentralisation
et du développement de la démocratie dans le pays, un des
points important du programme du gouvernement Chuan Leekpaï. Le gouverneur
de Pathum Thani, Paitoon Boonwat, exprimait l'opinion selon laquelle l'institution
des kamnans ne devait pas être brutalisée. Instituée
par le Roi Rama V, elle était quasi-constitutionnelle et participait
à la spécificité du pays. L'ensemble de ces responsables
ruraux ont joué un rôle important dans les relations entre
les populations et le gouvernement depuis l'abolition de la monarchie absolue
en 1932 et constitue, sur l'ensemble du territoire, la courRoie de transmission
et de mise en œuvre des actions décidées par les ministères
techniques, au total, une machinerie indispensable dans un pays où
plus de 60% de la population est composée d'agriculteurs. Compte
tenu de tout cela, il aurait souhaité un changement plus progressif
que celui prévu par le projet de loi. En effet, le jeu des élections
prévues par les articles 198 et 199, les premières du genre,
aux résultats imprévisibles, pourrait modifier brutalement
le "corps" formé de ces innombrables responsables locaux, proches
du terrain (les "grassroots administrators", qu'une estimation évalue
à près de 500.000 au total). C'est ce qui explique pourquoi
le ministère de l'intérieur, dont relèvent actuellement
les kamnans et chefs de village ("sa dernière citadelle", selon
le mot d'un sénateur) craint en effet, autant qu'une perte de pouvoir,
un passage à vide des activités publiques destinées
à moderniser le pays, au moment où la volonté de leadership
sur la Péninsule devient un impératif économique et
politique. Le fait que ce texte ait été initialement introduit
par l'opposition l'a rendu suspect aux yeux de certains membres du NAP.
Autre argument défendu par le Directeur général des
collectivités locales, Chuwong Chayabutr : les articles incriminés
conduisent à une séparation des fonctions administratives
et "législatives" au sein des collectivités, position radicale,
étrangère, voire contraire à l'esprit thaïlandais
de conciliation et d'unité d'interlocuteur vis à vis d'une
population rurale. Encore numériquement majoritaire, elle diminue
cependant tandis que la proportion de la population urbaine croît
rapidement. Ce trait de la société thaïlandaise livre
probablement le fond du débat, car l'influence des classes moyennes,
pour qui les voies de la modernité empruntent celles de la démocratie
selon le modèle occidental, tend à devenir prépondérante.
Les deux articles de l'amendement constitutionnel expriment bien cette
tendance. Mais dans une société qui n'a pas encore franchement
basculé, il reste possible de plaider le réalisme en adoptant,
comme le fait le ministère de l'intérieur, une attitude qualifiée
de conservatrice par les tenants d'une Constitution rénovée.
Autre argument avancé dans le même sens par Chavalit : l'introduction
d'élections à tous niveaux pourrait provoquer une dérive
présidentialiste dans un pays encore très attaché
à la monarchie et à la personne de son Roi. Dans cette situation
de transition, la démarche progressive parait raisonnable et admise
par les deux camps. Mais chacun la considère à sa façon
: le texte de l'amendement prévoit un laps de temps de 4 ans pour
procéder aux élections locales, le ministère de l'intérieur
souhaiterait l'allonger à 6 ans. Ceci, indépendamment des
considérations plus contingentes, qu'il s'agisse de la personnalité
des protagonistes, des échéances électorales nationales
ou de la succession sur le trône.
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Par exemple, la position du général Chavalit a été
interprétée comme un calcul destiné à lui permettre
d'acquérir à bon compte le soutien des kamnans lors d'élections
à venir : une de ses premières "tournées des popotes"
a été consacrée à son fief de Mukdahan, dans
le nord-est, sur le Mékong. Pour leur part, les deux partis d'opposition,
le Chat Pattana de Chatichaï (qui rentrera au gouvernement en lieu
et place du New Aspiration Party lorsque Chavalit se sera retiré)
et le Chat Thaï, qui avaient œuvré pour introduire le Bill
des amendements et soutenir les articles relatifs aux élections
des responsables locaux, déclarent, le 16 novembre, se rallier à
la position définie par le Tambon Council Bill et prônée
par le ministère de l'intérieur (nomination automatique).
Une forte pression est également venue de l'Association des kamnans
et des chefs de village de Thaïlande qui avait organisé des
manifestations à Bangkok ou en province et en envoyant des télégrammes
de protestation tant au Premier ministre qu'au Roi. Une de ses branches
régionales, celle de Nakhon Ratchasima (Korat), dans le nord-est,
fief de Chatichaï, a d'ailleurs clairement menacé, lors d'un
rassemblement de 3.000 de ses membres, de ne plus soutenir les parlementaires
qui voterait les articles 198/199, articles "qui leur volerait leur rôle
de chefs de communauté". Les kamnans, jouant en effet fréquemment
le rôle d'agents électoraux (notamment en participant à
l'achat des voix, pratique qui se développerait) lors des scrutins
nationaux, se sont considérés trahis par ceux des parlementaires
acquis à l'amendement de la Constitution. Même effectif rassemblé
à Sakhon Nakhon, 2.000 à Mukdahan, 3.000 à Si Sa Ket,
également dans le nord-est, le bastion électoral du New Aspiration
Party, au total, plusieurs dizaines de milliers ont manifesté le
20 novembre, la plus importante jamais enregistrée dans l'administration
depuis longtemps, pour demander que les leaders locaux puissent siéger
ès qualité au sein de l'administration territoriale, menaçant
de se réunir à Bangkok devant le Parlement le 24 novembre.
Cette expression de défense corporatiste est somme toute naturelle
au regard des avantages retirés du système actuel, dépourvu
de sanction véritable et ouvert à toutes les corruptions
liées au clientélisme à deux étages du kamnan
et du parlementaire, émargeant aux fonds publics soutirés
par celui-ci dans la capitale et délégués au premier
dans les (lointaines) provinces pour être mise en œuvre par des entreprises
complaisantes. Les élections prévues les obligeraient pour
le moins à partager le pouvoir avec les membres du conseil et, pour
le pire, à voir s'instaurer la rigueur en affaires. La dotation
financière à la libre disposition des futurs tambons devant
augmenter sensiblement, il n'était plus concevable d'en laisser
l'usage à la discrétion d'un seul responsable local et d'introduire
la pratique d'une responsabilité collective
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Néanmoins, le "Tambon Council Bill" était adopté
en seconde lecture par les députés, le 9 novembre, après
que le Sénat ait amendé le texte sur différents points
relatifs aux règles de gestion des collectivités et malgré
une très forte résistance de l'opposition, tandis que s'enflait
la bataille sur les articles 198/199. Publié à la Gazette
Royale le 2 décembre, il devrait être mis en œuvre 90 jours
après, par conséquent le 2 mars 1995, avant même que
la Constitution amendée ait été mise en vigueur. Il
y contrevient dans son esprit, disposant que les kamnans et chef de village
sont membres de droit de l'administration des nouveaux tambons. Sa mise
en conformité avec les articles 198 et 199 devra donc intervenir
ultérieurement. Ce sera l'affaire du nouveau ministre de l'intérieur,
le Major Général Sanan Kachornprasart, Secrétaire
général du Parti Démocrate, celui du Premier ministre.
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